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ToggleEn 1982, un conflit éclate dans l’Atlantique Sud, opposant deux nations que tout sépare : le Royaume-Uni et l’Argentine. L’enjeu ? Un archipel isolé de 12.000 km², habité par moins de 2.000 personnes et 600.000 moutons. Pendant 74 jours, ces îles deviennent l’épicentre d’une guerre qui coûtera la vie à plus de 900 soldats. Au-delà des considérations territoriales, ce combat représente l’affrontement entre une puissance coloniale européenne en déclin et un régime militaire sud-américain en quête de légitimité. Cette guerre des Malouines, souvent oubliée des livres d’histoire, a pourtant redessiné le paysage politique des deux pays impliqués.
Les racines historiques du conflit
Les origines de la guerre des Malouines remontent au XVIIIe siècle. Découvertes probablement par des navigateurs britanniques en 1592, les îles font l’objet de revendications multiples au cours des siècles suivants. Les Français s’y installent en 1764 et les nomment « îles Malouines » en hommage aux marins de Saint-Malo. Peu après, les Britanniques établissent une colonie sur une autre île de l’archipel sans connaître la présence française. En 1767, l’Espagne rachète la colonie française et expulse les Britanniques en 1770, avant que ces derniers ne reviennent l’année suivante.
Après l’indépendance des colonies espagnoles d’Amérique du Sud, l’Argentine hérite des revendications espagnoles et installe une colonie en 1820. Les Britanniques reviennent en 1833 et expulsent les Argentins, établissant un contrôle qui perdure jusqu’à nos jours. Pour les Argentins, cette prise de contrôle représente une usurpation coloniale, tandis que les Britanniques s’appuient sur le principe d’autodétermination, les « Kelpers » (habitants des îles) souhaitant majoritairement rester britanniques.
Au fil des décennies, la question des Malouines (ou Falklands pour les Britanniques) devient un sujet de fierté nationale en Argentine. Les gouvernements successifs, quelle que soit leur orientation politique, maintiennent la revendication de souveraineté sur ce qu’ils appellent les « Islas Malvinas ». Dans les écoles argentines, les cartes géographiques représentent systématiquement ces îles comme partie intégrante du territoire national. Cette vision est profondément ancrée dans la conscience collective argentine.
La question diplomatique s’intensifie dans les années 1960-1970, avec l’adoption de la résolution 2065 par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1965, qui reconnaît l’existence d’un différend de souveraineté et invite les deux parties à négocier. Des pourparlers ont lieu, mais butent systématiquement sur la question fondamentale : pour les Britanniques, toute solution doit respecter les souhaits des insulaires ; pour les Argentins, leur présence même est le fruit d’une colonisation illégitime.
L’invasion argentine et ses motivations
Le 2 avril 1982, l’Argentine lance l’opération « Rosario » : environ 3.000 soldats débarquent sur les îles Malouines. Face à cette force écrasante, la petite garnison britannique de 68 Royal Marines ne peut opposer qu’une résistance symbolique. Le gouverneur britannique Rex Hunt capitule après quelques heures de combat. L’invasion est soigneusement planifiée par la junte militaire argentine, dirigée par le général Leopoldo Galtieri.
Cette décision d’envahir les îles s’explique par plusieurs facteurs convergents. Sur le plan intérieur, l’Argentine traverse une grave crise économique avec une inflation galopante dépassant 600% et un chômage massif. La junte militaire au pouvoir depuis le coup d’État de 1976 est contestée. Des manifestations populaires se multiplient, notamment celle du 30 mars 1982 à Buenos Aires, violemment réprimée. La récupération des Malouines apparaît comme un moyen de galvaniser le sentiment national et détourner l’attention des problèmes intérieurs.
Sur le plan diplomatique, les Argentins ont interprété plusieurs signaux comme favorables à leur action. La Grande-Bretagne semblait se désengager progressivement de l’Atlantique Sud, comme le suggérait le retrait du navire HMS Endurance annoncé dans la revue de défense britannique de 1981. L’ambassadeur américain à l’ONU, Jeane Kirkpatrick, avait participé à un dîner célébrant l’anniversaire de la révolution argentine, laissant penser à un soutien américain. Enfin, les Argentins espéraient que la Grande-Bretagne accepterait le fait accompli, privilégiant une solution négociée plutôt qu’une coûteuse reconquête militaire.
L’invasion est initialement un succès total pour l’Argentine. Dans les rues de Buenos Aires, des foules enthousiastes célèbrent cette victoire nationaliste. Le gouvernement argentin rebaptise immédiatement la capitale des îles « Puerto Argentino » (au lieu de Port Stanley) et y installe un gouverneur militaire, le général Mario Menéndez. Les habitants britanniques des îles sont placés sous administration argentine mais généralement bien traités, la junte souhaitant montrer au monde sa légitimité et son respect du droit.
La réaction internationale
La réaction internationale à l’invasion argentine est contrastée, mais globalement défavorable à l’Argentine. Le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte la résolution 502 exigeant le retrait immédiat des forces argentines. Les États-Unis, après quelques hésitations, choisissent de soutenir leur allié britannique malgré leur politique de rapprochement avec les régimes anticommunistes d’Amérique latine. Le président Ronald Reagan tente d’abord une médiation par l’intermédiaire du secrétaire d’État Alexander Haig, qui fait plusieurs allers-retours entre Londres et Buenos Aires, sans succès.
- La Communauté économique européenne impose des sanctions économiques à l’Argentine
- Le Chili, rival historique de l’Argentine, apporte un soutien discret mais crucial au Royaume-Uni
- La plupart des pays d’Amérique latine soutiennent la position argentine
- L’Union soviétique, en pleine guerre froide, condamne l’action britannique comme un acte de colonialisme
La réponse britannique et l’opération Corporate
La réaction du gouvernement britannique dirigé par Margaret Thatcher est immédiate et ferme. Contrairement aux calculs argentins, la Dame de fer refuse toute solution qui ne commencerait pas par le retrait des forces d’occupation. En quelques jours, une task force impressionnante est assemblée : deux porte-avions (HMS Hermes et HMS Invincible), huit destroyers, quinze frégates, et de nombreux navires de soutien. Au total, près de 28.000 hommes sont mobilisés dans ce qui sera nommé l’opération Corporate.
Cette réponse massive s’explique par plusieurs facteurs. Sur le plan politique intérieur, Margaret Thatcher fait face à une impopularité croissante due à ses réformes économiques douloureuses. Une défaite dans l’Atlantique Sud aurait probablement signifié la fin de sa carrière politique. Plus fondamentalement, accepter l’invasion aurait envoyé un signal désastreux aux autres territoires britanniques d’outre-mer et aurait compromis le statut international du Royaume-Uni, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.
L’opération Corporate représente un défi logistique colossal. Les îles Malouines se trouvent à plus de 12.800 kilomètres du Royaume-Uni, au-delà du rayon d’action normal des forces britanniques. L’armée britannique doit improviser une chaîne logistique complexe, réquisitionnant des navires civils comme le paquebot Queen Elizabeth 2 pour transporter les troupes. L’île de l’Ascension, territoire britannique situé à mi-chemin, devient une base aérienne cruciale pour les opérations à long rayon d’action.
Le 25 avril 1982, les forces britanniques reprennent le contrôle de l’île de Géorgie du Sud, dépendance des Malouines située à 1.300 km à l’est de l’archipel principal. Cette opération relativement simple sert de banc d’essai pour les forces britanniques et constitue une première victoire symbolique. Le 2 mai, le croiseur argentin General Belgrano est torpillé par le sous-marin britannique HMS Conqueror, causant la mort de 323 marins argentins. Cette action controversée, le navire se trouvant en dehors de la zone d’exclusion déclarée par les Britanniques, marque un tournant : la marine argentine se retire dans ses ports, laissant le champ libre à la Royal Navy.
Les opérations aériennes et le débarquement
Face à la supériorité navale britannique, l’Argentine mise sur sa force aérienne. Les pilotes de l’Armée de l’Air argentine et de l’Aéronavale mènent des attaques audacieuses contre la flotte britannique. Volant à très basse altitude pour éviter les radars, ils infligent des pertes significatives : les destroyers HMS Sheffield et HMS Coventry, les frégates HMS Ardent et HMS Antelope, et plusieurs navires de soutien sont coulés ou gravement endommagés. L’arme principale des Argentins est la bombe conventionnelle et le missile air-mer français Exocet, particulièrement redouté par les Britanniques.
De leur côté, les Britanniques déploient leurs chasseurs Sea Harrier depuis les porte-avions. Ces appareils à décollage vertical, malgré leur infériorité numérique, se révèlent redoutablement efficaces grâce à leurs missiles Sidewinder et à la supériorité de l’entraînement des pilotes britanniques. Le 21 mai, les forces britanniques débarquent dans la baie de San Carlos, sur la côte ouest de l’île principale. Malgré des attaques aériennes intenses, surnommées « Bomb Alley » (l’allée des bombes) par les marins britanniques, la tête de pont est sécurisée.
Les troupes britanniques, principalement des Royal Marines, des Parachutistes et des Gurkhas, progressent ensuite à travers l’île en direction de Port Stanley. Les conditions sont extrêmement difficiles : terrain marécageux, absence de routes, début de l’hiver austral avec des températures négatives, et pénurie d’hélicoptères de transport après la perte du porte-conteneurs Atlantic Conveyor, touché par un missile Exocet. Les soldats britanniques doivent souvent marcher sur des dizaines de kilomètres avec un équipement complet.
La bataille finale et les conséquences du conflit
Les combats terrestres s’intensifient fin mai et début juin. Les positions défensives argentines autour de Port Stanley sont bien préparées, avec des champs de mines et des positions fortifiées sur les collines environnantes. Cependant, les soldats argentins, pour la plupart de jeunes conscrits peu expérimentés et mal équipés pour l’hiver austral, souffrent du froid et d’un ravitaillement insuffisant. Les forces britanniques, composées de professionnels aguerris, prennent successivement les positions clés : Mount Kent, Two Sisters, Mount Harriet, Mount Longdon, Wireless Ridge et enfin Mount Tumbledown.
Le 14 juin 1982, face à l’imminence d’un assaut sur la capitale, le commandant des forces argentines, le général Mario Menéndez, signe la reddition. Environ 11.400 soldats argentins sont faits prisonniers, puis rapatriés. Le conflit aura duré 74 jours exactement et coûté la vie à 255 Britanniques, 649 Argentins et 3 habitants des îles. Au Royaume-Uni, la victoire déclenche une vague d’euphorie patriotique qui contribue largement à la réélection de Margaret Thatcher en 1983, transformant son image de Premier ministre impopulaire en celle de leader guerrier victorieux.
En Argentine, la défaite accélère la chute de la junte militaire. Le général Galtieri est contraint à la démission trois jours après la reddition. Les révélations sur les conditions déplorables dans lesquelles ont été envoyés les conscrits argentins, ainsi que sur les exactions commises par le régime militaire contre sa propre population (les « disparus »), achèvent de discréditer les militaires. En octobre 1983, des élections libres portent au pouvoir Raúl Alfonsín, marquant le retour à la démocratie après sept ans de dictature.
Sur le plan militaire, ce conflit est étudié dans les écoles de guerre du monde entier pour plusieurs raisons. Il s’agit d’une des rares guerres conventionnelles de l’après-guerre froide, menée à grande distance des bases nationales. Elle a démontré l’importance cruciale de la supériorité aérienne et du contrôle maritime, ainsi que la vulnérabilité des navires modernes face aux missiles antinavires. Les leçons tirées de ce conflit ont influencé les doctrines militaires des décennies suivantes.
L’héritage contemporain du conflit
Quarante ans après, les cicatrices de ce conflit restent vives. Au Royaume-Uni, les vétérans des Malouines ont souffert de stress post-traumatique à un taux exceptionnellement élevé, avec plus de suicides après la guerre que de morts au combat. En Argentine, la question des Malvinas demeure un sujet de consensus national transcendant les clivages politiques. La constitution argentine amendée en 1994 affirme que « la récupération desdits territoires et l’exercice plein de leur souveraineté, respectant le mode de vie de leurs habitants et conformément aux principes du droit international, constituent un objectif permanent et irrénoncable du peuple argentin ».
Diplomatiquement, la situation reste dans une impasse. Le Royaume-Uni refuse toute négociation sur la souveraineté tant que les habitants des îles souhaitent rester britanniques, ce qu’ils ont confirmé par référendum en 2013 avec 99,8% de votes favorables au maintien du statut actuel. L’Argentine considère que cette position perpétue une situation coloniale anachronique et continue de plaider sa cause dans les forums internationaux, notamment à l’ONU et auprès de l’Union des Nations Sud-américaines.
Économiquement, les îles ont connu une transformation remarquable depuis le conflit. La création d’une zone économique exclusive a permis le développement d’une industrie de pêche lucrative, principalement de calamars. L’exploration pétrolière offshore, bien que controversée et contestée par l’Argentine, offre des perspectives de développement futur. Le tourisme, centré sur la faune exceptionnelle (pingouins, éléphants de mer, albatros), s’est également développé, même si l’isolement géographique limite son ampleur.
- Les dépenses militaires britanniques pour la défense des îles s’élèvent à environ 60 millions de livres par an
- Une garnison permanente de 1.200 soldats est maintenue à Mount Pleasant
- Des exercices militaires réguliers sont organisés pour prévenir toute nouvelle tentative d’invasion
- Les relations diplomatiques entre l’Argentine et le Royaume-Uni restent tendues sur ce sujet
La guerre des Malouines, brève mais intense, a façonné l’histoire récente de deux nations. Pour le Royaume-Uni, elle a marqué un dernier sursaut impérial et renforcé l’image de puissance qui refuse le déclin. Pour l’Argentine, elle représente une blessure nationale non cicatrisée, mais aussi le catalyseur qui a permis le retour à la démocratie. Au-delà des considérations géopolitiques, ce conflit rappelle comment des événements apparemment lointains peuvent transformer profondément le destin des nations et des individus qui y sont impliqués.